Laurent de Vilmorin (1928-2008)

Elève de l’Ecole navale (1948-50), Officier de marine (1950-64), Administrateur à l’Otan (1964-66), Directeur commercial de Diebold-France (1966-69), Ancien président-directeur général de Software International SA, Ancien président du Laboratoire de métrologie informatique (LMI), Inventeur du Swin-golf (1984), Gérant de la société Swin (1987).

Editorial fondateur de Laurent de Vilmorin dans le N°1 de l’Ordinateur Individuel, en octobre 1978.

Verte, conviviale, personnelle ou individuelle POURQUOI une nouvelle informatique ?

Par opposition à l’informatique traditionnelle – ou grande informatique, toujours pratiquée au sein d’une organisation et au service de celle-ci, l’informatique individuelle s’adresse à la personne qui l’utilise librement pour elle-même.

Informatique personnelle, informatique verte, le mot par lequel on la désignera unanimement n’est pas encore trouvé.

C’est peut-être à cause de sa nouveauté.

Jusqu’à récemment son prix en restreignait l’usage à quelques privilégiés, amateurs suffisamment fortunés, bricoleurs doués, universitaires et chercheurs pour lesquels elle était un outil de travail.

Désormais, les techniques de la micro-informatique la mettent à la portée du grand public.

Chacun peut s’en servir pour son propre bénéfice et non plus pour celui exclusif de son employeur.

Elle nous prépare bien des surprises.

L’informatique, il y a vingt ans, avait entraîné dans la vie des entreprises, une série de changements tels qu’il serait impensable aujourd’hui de revenir en arrière.

Soyons assurés que des bouleversements irréversibles attendent notre vie de tous les jours, sans qu’il soit possible, pour le moment, de les prévoir tous.

A partir du jour où elle touche l’individu, lie consommateur, l’informatique devient, à côté de ceux que nous connaissons, un média particulièrement puissant. Ce média va-t-il suivre la voie des autres (imprimerie, cinéma, télévision, radio…) et devenir à la fois le foyer d’une création artistique et l’arme d’une agression publicitaire permanente ?

Pour répondre à cette question, il est intéressant de se reporter à l’histoire de la création de la radio commerciale.

Dès que Marconi eut inventé la transmission sans fil, il y eut une période anarchique au cours de laquelle chaque radio amateur émettait et recevait sur n’importe quelle fréquence. Ceci dura jusque dans les années 20 lorsque l’existence de ces mêmes radio amateurs fut la cause de la création des premiers postes émetteurs privés commerciaux.

On connaît la suite. Ce sont donc les radio amateurs, en expérimentant le discours des ondes, qui ont introduit la radio moderne à domicile. La radio, puis la télévision, primitivement conçues à des fins militaires ou comme de simples moyens de transmission, sont devenues un lieu de création artistique foisonnante, et une forme d’expression en soi.

Le seraient-elles devenues sans les radio amateurs ? Sûrement pas, ou probablement d’une manière différente. Il n’est donc pas impensable qu’un jour, le groupe des micro amateurs ne cause à son tour une mutation analogue.

L’informatique  individuelle était possible depuis 20 ans

Bien que les techniques permettant l’informatique individuelle existent depuis bientôt vingt ans (temps partagé, langages de programmation de haut niveau, mémoires à accès direct, téléinformatique), elle n’a été rendue économiquement possible que depuis que certaines firmes américaines ont mis sur le marché des micro-ordinateurs personnels accessibles au «micro amateur» pour quelques centaines de dollars.

L’histoire de l’informatique individuelle se confond avec celle de la micro-informatique individuelle.

Son origine peut être trouvée dans quatre groupes de produits et leurs marchés respectifs apparus aux Etats-Unis, puis en France :

  • Les ensembles à monter, ou kits.
  • Les calculateurs de bureau.
  • Les jeux vidéo.
  • Le bas de la gamme des mini-ordinateurs de gestion.

Une bonne humeur contrastant avec le sérieux professionnel

Les premiers kits ont été produits par les grands fabricants de composants électroniques (Intel, National Semi Conductors, MOS Technology, Motorola, lntersil…) dans le but de permettre à leur clientèle industrielle d’évaluer les nouveaux circuits micro-processeurs qui venaient d’être développés pour les besoins de la grande informatique et des industries avancées (espace, défense).

Des kits, destinés donc en premier lieu à des laboratoires d’études, furent fabriqués et vendus en grand nombre. Mais il ne se passa pas longtemps avant que les bricoleurs n’aient l’idée de les acheter pour quelques dizaines de dollars et de fabriquer leur propre petit ordinateur universel.

Bientôt, d’autres sociétés non productrices de composants, telle la firme MITS, se sont intéressées à ce nouveau produit et ont commencé à vendre aussi des kits pour « micro-amateurs ».

Des amateurs découvrirent rapidement qu’à côté des joies du fer à souder, il y en avait une autre encore plus passionnante : programmer les micro-ordinateurs. C’est ainsi qu’on vit apparaître toutes sortes d’applications des plus sérieuses aux plus fantaisistes.

L’exposition de «Personal Computing» de la National Computer Conference en juin 1977 à Dallas était un véritable concours Lépine, montrant des micros ordinateurs programmés pour apprendre à piloter, pour jouer au golf, pour animer des clowns, etc., dans une fantaisie et une bonne humeur contrastant avec le sérieux professionnel de l’exposition de grande informatique qui se tenait à l’étage au-dessus.

Cette découverte du plaisir de la « micro programmation » a donc très vite incité les vendeurs de kits à produire des petits systèmes individuels tout assemblés, qui coûtaient 20 ou 30% plus chers que l’ensemble à monter correspondant, mais qui évitaient à l’acheteur les difficultés et les échecs de la construction bricolée.

L’informatique individuelle venait de prendre le départ.

Plusieurs douzaines de sociétés produisent des PSI

Maintenant, en 1978, quelques mois après, on dénombre déjà plusieurs douzaines de sociétés produisant chacune leur ordinateur individuel.

Ces matériels, vendus avec des programmes tous faits, jeux en particulier, ont donné naissance à une race différente d’amateurs : ceux qui, sans forcément passer leur temps à se plonger dans l’électronique ou la programmation, veulent utiliser les capacités logiques de l’ordinateur, soit pour se distraire, soit pour travailler.

Pour le moment, le petit système individuel n’est encore très souvent qu’un jouet d’adulte même si pour des raisons fiscales ou… conjugales, il est officiellement acheté à des fins professionnelles.

Cependant, les utilisations professionnelles des PSI se multiplient et tout laisse prévoir que, prochainement, les fabricants de minis de gestion ayant suffisamment baissé leurs prix (par suite de la diminution des coûts du matériel), les fabricants de micro-ordinateurs ayant gonflé les leurs (pour financer les développements de logiciels), les deux se trouveront en concurrence sur ce même marché (celui des systèmes vendus clé en main pour environ 50 000 FF).

Pour être complet, il faut également mentionner les jeux vidéo.

Vendus à plusieurs millions d’unités au cours des dernières années, leur vogue diminue comme en son temps celle du « hulla hoop ». La répétitivité de ces jeux peu intelligents est lassante.

Par contre les jeux qui simulent un adversaire (tels les jeux d’échecs) vont probablement connaître un succès important dans les années qui viennent : une raison d’être de plus pour les petits systèmes individuels qui ont cette possibilité.

En 1978, le petit système individuel est donc en pleine évolution.

Ses frontières avec les mini-systèmes, avec les calculatrices et avec certains dispositifs digitaux tels les jeux, ne sont pas précises.

On peut toutefois le définir en donnant à certaines de ses caractéristiques essentielles minimales:

  • Il possède sa propre unité centrale construite autour d’un micro-processeur et d’une mémoire RAM.
  • Il est programmable par l’utilisateur.
  • Il utilise un langage de haut niveau tel BASIC ou APL.
  • Une personne seule peut l’utiliser de façon conversationnelle.
  • Il est équipé d’un clavier et d’une visualisation ou d’une imprimante alphanumérique.
  • Il est transportable.

Le micro-processeur autour duquel il est construit, possède en général 8 bits de données et 16 bits d’adresse, à quelques exceptions près (12 bits compatible DEC, et 16 bits). Huit micro-processeurs font à eux seuls la quasi-totalité du marché (Intel 8080, Motorola 6800, Zilog Z80, National Semi Conductor SCMP, Texas Instruments 9981, Mos Technology 6502, Fairchild F8, Signetics).

Au PSI minimum peuvent être branchés de nombreux périphériques : disque souples, imprimantes, écrans cathodiques, claviers, lecteur/enregistreur de cassettes, tables traçantes, etc. chacun coûtant quelques milliers de FF.

L’un des aspects les plus intéressants du PSI, ce qui en fait un objet rêvé pour les amateurs, est, probablement, son extensibilité.

A partir d’un noyau relativement simple et bon marché constitué d’un affichage numérique, d’un clavier hexadécimal, d’un micro-processeur et d’un élément de mémoire RAM, on peut progresser au fur et à mesure des besoins et des disponibilités financières par adjonction de périphériques, de RAM supplémentaire, ou de mémoire ROM contenant des logiciels nouveaux (Basic plus étendu, interfaces divers, langages Fortran ou Pascal), jusqu’à obtenir une «puissance» comparable à celle d’un mini-ordinateur de gestion.

Jusqu’à présent, c’est le logiciel qui est le parent pauvre de l’informatique individuelle. C’est normal.

Celle-ci n’a-t-elle pas été créée à l’origine pour permettre à la personne de développer ses propres programmes ?

L’essentiel du logiciel de base consiste en un moniteur gérant les périphériques indispensables, et en un interpréteur Basic permettant la programmation et la mise au point conversationnelle des programmes.

Quant au logiciel d’application, en attendant que l’engouement actuel pour les développements indépendants de logiciel ait porté ses fruits, il se réduit à peu de choses : des jeux programmés dont le rôle est surtout de tenir lieu de programmes de démonstration pour les vendeurs), et quelques applications domestiques, d’une utilité discutable.

Une opportunité pour les petites entreprises?

Ce sont le prix et la difficulté du développement d’applications à la fois suffisamment générales pour intéresser de nombreux utilisateurs, et suffisamment puissantes pour rendre des services indiscutables qui freinent, actuellement, la diffusion de l’informatique individuelle.

Le problème de la collecte des données conditionne également le passage du stade actuel de l’informatique « amusante » au stade de l’informatique individuelle « utile ».

En effet, à part la mise en œuvre d’algorithmes complexes (tels les jeux d’échecs), c’est pour manipuler de grands volumes de données que l’ordinateur remplace l’homme de façon vraiment utile.

Il reste à trouver un moyen économique d’introduire les données personnelles à partir de documents sur papier ou de les recueillir par des capteurs appropriés.

Si le produit n’est pas figé, à fortiori, l’industrie qui le fabrique et qui le vend l’est encore moins.

De façon assez caractéristique, cette industrie est encore composée d’entreprises petites et moyennes, pour la plupart situées dans la « Silicon Valley» en Californie. Quelques grands groupes (Commodore, Tandy, ITT) se manifestent, mais ni les grands de l’informatique (IBM et ses rivaux) ni les Japonais n’ont encore à l’automne 1978, fait leur entrée massive sur ce marché. Tout laisse supposer que ceci se produira incessamment.

La plupart des industries actuelles achètent les constituants du système, les assemblent, développent (ou commandent à une maison de logiciel) un Basic assez étendu et font une superbe publicité dans les journaux spécialisés. Résultat : quelques belles réussites, mais aussi beaucoup d’affaires dont le succès semble incertain.

Une nouvelle race de magasins pour une mutation

Plus intéressantes et plus stables sont les activités nouvelles qui se développent aux Etats-Unis dans la distribution, qui est inséparable de l’information et de l’échange. Ce sont les boutiques et les clubs, tenus en général par une personne dynamique et motivée, et qui fait tout à la fois la vente des systèmes complets et des pièces détachées, et l’animation des réunions d’amateurs.

Il y a quelques centaines de boutiques aux Etats-Unis et bientôt une dizaine en France. Certaines sont animées par leur propriétaire. D’autres appartiennent à des chaînes (Computer Land, Radio Shack…).

L’informatique individuelle est donc un monde en pleine évolution à la fois chez celui qui la produit, celui qui la vend et celui qui l’achète et s’en sert. Où mène cette évolution ?

On partira de la situation actuelle que l’on pourrait désigner par « micro-informatique individuelle amusante ». Il nous semble que celle-ci va continuer à se développer de façon régulière, mais non fantastique.

On vend des petits systèmes comme on vend des jouets scientifiques : pour s’amuser à assembler des éléments et à les programmer.

Mais il est probable qu’un jour on mettra au point beaucoup plus d’applications vraiment utiles. Elles entraineront sans doute une mutation du marché, car les motivations des acheteurs deviendront différentes et plus fortes. Ceci poussera sans doute les producteurs à développer des logiciels encore plus performants et faciles d’emploi.

L’argumentaire commercial se fera de plus en plus sur l’utilisation, et non plus sur la qualité et l’intérêt intellectuel du produit, comme c’est souvent le cas actuellement. On entrera alors dans une phase « d’informatique individuelle utile ».

Les logiciels devenant de plus en plus précieux, le problème se posera de leur protection. Notamment contre la concurrence. Peut-être la protection la plus efficace consistera-t-elle à abandonner le concept d’ordinateur universel, et de spécialiser le matériel (qui alors coûtera encore moins cher que maintenant) autour d’une application donnée.

On sera alors entré dans une troisième phase que l’on pourra appeler « l’informatique individuelle spécifique ».

Enfin, il ne faut pas oublier les bouleversements qui se produiront certainement dans ce domaine lorsque les grands organismes de télécommunications offriront des bases de données à distance, ni les bouleversements que ne manqueront pas de causer les géants IBM, Japonais et autres, le jour où ils investiront ce marché.

Enfin, des composants de l’informatique individuelle dont on ne parle pas souvent auront un jour un rôle prépondérant : ce sont tous les codeurs, micro-capteurs, micro commandes grâce auxquels le PSI va pouvoir pénétrer la vie de tous les jours des foyers.

L’informatique individuelle existera-t-elle sous forme de robots domestiques ? De jouets de luxe pour adultes inventifs ? Sera-t-elle un média de masse au logiciel entrelardé de messages publicitaires ?

Sera-t-elle le prolongement dans chaque foyer d’un système d’information manipulé par le Big Brother de 1984 ?

De toutes façons, quelque chose va se passer à cause de l’informatique individuelle. Pour le meilleur ou pour le pire, réjouissons-nous de ne plus avoir pour seule informatique cette construction monolithique, ennuyeuse et inhumaine que nous connaissons trop bien depuis vingt ans.

 Vilmorin