Albert Ducrocq (1921-2001)

C’est un scientifique, journaliste et écrivain français à qui on doit, entre autres, le Renard électronique, un des premiers ancêtres de la robotique.

Albert Ducrocq

« Appareils et cerveaux électroniques » est paru en 1952. Voici un extrait des pages 99 à 102.

DETERMINISME ET LIBERTE

En fait, aucun mot ne paraît assez grand pour mesurer l’importance de l’événement que constitue aujourd’hui le recours de l’homme à ces cerveaux électroniques et appareils auxiliaires.

Nombre de calculs théoriques – à commencer par la célèbre réaction en chaîne des fissions atomiques -, qui étaient au-dessus des forces humaines, sont réalisés par la machine à une vitesse déconcertante. On se souvient dans les annales des «calculs compliqués» de l’histoire de ce savant (Shanks) qui, au siècle dernier, consacra trente années de sa vie à calculer les 707 premières décimales du nombre π ; elles ornent majestueusement la rotonde annexe de la salle des mathématiques au palais de la Découverte. Or le calcul n’avait, bien entendu, jamais pu être vérifié : le cerveau électronique, mis au travail, monta en quelques dizaines de minutes à 1 000 décimales !

La portée promet d’être considérable à l’heure où les mathématiques formaient véritablement le goulot d’étranglement de la physique. Tant dans le domaine nucléaire qu’à travers toutes les branches de la science moderne, on sait en effet que la mise en équations aboutit tout de suite à des problèmes d’une complexité inouïe, problèmes devant lesquels le cerveau humain devait tristement avouer son impuissance. La machine à calculer électronique a changé la situation, permettant au contraire une mise en équations et une solution systématique de tous les problèmes.

Appliqué aux calculs physico-chimiques, le cerveau électronique permettra par exemple de déterminer l’ensemble des propriétés de tel corps synthétique avant même qu’on l’ait effectivement fabriqué, par seule analyse de ses éléments constituants et de son anatomie structurelle. Par suite, le chimiste pourrait demain dresser un catalogue théorique de milliers de substances possédant telle propriété physique ou chimique caractéristique, substances qui seraient ensuite fabriquées au moment où on en aurait besoin….

C’est d’autre part la promesse d’une organisation de toutes les sciences où le nombre de facteurs agissants avait jusqu’ici été jugé trop considérable pour que l’on puisse aborder rationnellement leur véritable analyse mathématique avec le seul outil humain. Notamment, dans le monde des sciences biologiques, le cerveau électronique doit apporter les éléments d’une révolution mathématique foudroyante. Dans un autre ordre d’idées, c’est encore la prévision du temps à longue échéance qui va devenir possible par une analyse d’ensemble à tous les éléments météorologiques, au lieu de ces indications fragmentaires, encore si empiriques, dont nous devons nous contenter aujourd’hui.

Les problèmes économiques seront eux aussi éclairés d’un jour nouveau, En dépit de remarquables travaux, il est clair que jusqu’ici très peu de chose avait été fait pour dégager les grandes lois de l’économie et étudier mathématiquement – autrement que par extrapolation de statistiques – les problèmes de production, de consommation, de crises périodiques, de déplacement des populations ou des professions, etc. Avec le cerveau électronique, non seulement une telle conception de mathématisation générale des phénomènes économiques entre dans l’ordre naturel des choses, mais encore on doit peut-être en conclure pour le monde de demain à un bouleversement complet quant aux méthodes de gouverner, abolissant l’ensemble de ces recettes intuitives et vagues qui constituent aujourd’hui la politique, ne nous valant trop souvent que la triste politique « à la petite semaine» précisément par l’absence de toute vue d’ensemble sur la masse des problèmes techniques, économiques et sociaux.

D’ailleurs, l’administration elle-même promet de changer de visage avec l’adoption d’une part de machines à statistiques et d’autre part de fichiers électroniques destinés à remplacer l’actuelle paperasserie, vestige d’une organisation archaïque. Avec la technique électronique, les états pourront, sur-le-champ, être télécommuniqués à distance selon des méthodes de classement d’une généralité extraordinaire. Simplicité admirable, propreté de travail, économie massive d’un personnel aujourd’hui prisonnier de bureaux sombres, suppression de toutes ces manipulations fastidieuses de bordereaux, fiches et documents de toute sorte recopiés par des mains ennuyées : l’administration électronique doit de toute évidence être la grande formule de demain, balayant l’impotent appareil actuel inadapté au rythme de la vie et nous paraissant presque frappé de paralysie. Ce seront simplement de minuscule micro-films, parsemés de traits bizarres qui remplaceront les registres actuels, cependant que les archives de pièces entières seront ainsi remplacées par les programmes d’un seul tiroir !

Les cerveaux électroniques n’apportent rien à l’homme sur le plan de la pensée, mais, dans le domaine de l’organisation, leur puissance paraît fabuleuse. Ne nous y trompons pas : sous mille variantes, ils administreront demain la terre entière.

Albert_Ducrocq